Pr. Khalifa Chater

L'économiste maghrébin, du 14 mars au 28 avril 2020

 

Les épidémies  ont affectés régulièrement les pays du Maghreb et les ont dévastés. Elles marquèrent les mémoires, vu le nombre des morts et bien entendu, leurs effets sociaux-économiques.  Redoutées, elles ont suscité des stratégies de prévention, inscrivant la quarantaine, dans leurs vies quotidiennes. Prenons, comme exemples, les épidémies de peste de 1348, au moyen-âge, de 1818-1820 dans les temps modernes et l’épidémie-fiction d’Albert Camus, à Oran, dans l’ère contemporaine, en 1947.

Ibn Khaldoun, l’épidémie de la peste de 1348 : “Une peste terrible vint fondre sur les peuples de l'Orient et de l'Occident ; elle maltraita cruellement les nations, emporta une grande partie de cette génération, entraîna et détruisit les plus beaux résultats de la civilisation. Elle se montra lorsque les empires étaient dans une époque de décadence et approchaient du terme de leur existence ; elle brisa leurs forces, amortit leur vigueur, affaiblit leur puissance, au point qu'ils étaient menacés d'une destruction complète. La culture des terres s'arrêta, faute d'hommes; les villes furent dépeuplées, les édifices tombèrent en ruine, les chemins s'effacèrent, les monuments disparurent; les maisons, les villages, restèrent sans habitants ; les nations et les tribus perdirent leurs forces, et tout le pays cultivé changea d'aspect… Il me semble que la voix de la nature, ayant ordonné au monde de s’abaisser, de s’humilier, le monde s’est empressé d’obéir” (Ibn Khaldoun, al Mouqadima, Tunis, 1332- Le Caire 1406).

Ibn Abi Dhiaf, l’épidémie de la peste (1818-1820) : “L’épidémie de la peste se déclara dans la capitale, en aout 1818. Le médecin musulman d’origine européenne Rejeb fut le premier à s’en rendre compte. Lorsqu’il informa le bey (Mahmoud Bacha), le bey ordonna de le battre et de l’arrêter, comme les criminels. Il subit l’épreuve, en raison de sa science. Mais l’information se propagea. De nombreux notables, parmi les hommes de sciences moururent. Le nombre de morts atteint, dans la capitale plus de mille. La pesta dura prés de deux ans….

Elle suscita une divergence entre les hommes. Certains estiment qu’il fallait éviter les rencontres, par l’usage de la quarantaine, position de Mohamed Beyram, adoptant le point de vue d’Omar Ibn al-Khattab (le deuxième calife). D’autres étaient hostiles à  ce confinement, estimant qu’il fallait se soumettre au cours du destin, que le confinement ne peut arrêter, position du savant  Abdallah Manai. Chacun d’eux rédigea un traité, confortant sa position, par des textes du fikh … Cette peste marqua  le premier recul que la régence a subi, après la mort de Hammouda Bacha. En effet, la régence perdit plus de la moitié de ses habitants. Tous les champs restèrent incultes”. (Ibn Abi Dhiaf, Ithaf ahl azzaman, bi Akhbar moulouk tounes wa  ahd al-aman, édition ministère de la culture, 1999, t. 3, pp. 127- 129, traduction personnelle).

Albert Camus, la peste de 1947 : le livre la peste  d’Albert Camus, qui met sens dessus dessous la cité algérienne d'Oran est une fiction, plutôt une allégorie de la guerre en 1947. Au-delà du confinement, de l’exil, de la peur, “les prisonniers de la peste” subissaient l’inégalité et l’impartialité : “ La spéculation s’en était mêlée et on offrait à des prix fabuleux des denrées de première nécessité qui manquaient sur le marché ordinaire. Les familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis que les familles riches ne manquaient à peu près de rien. Alors que la peste, par l’impartialité efficace qu’elle apportait, aurait dû renforcer l’égalité chez nos concitoyens.  Au contraire, par le jeu normal des égoïsmes, elle rendait plus aigu dans le cœur des hommes le sentiment de l’injustice”. Cette donne suscitait la révolte. “Un mot d’ordre avait fini par courir … « Du pain ou de l’air. » Cette formule ironique donnait le signal de certaines manifestations vite réprimées, mais dont le caractère de gravité n’échappait à personne” (Albert Camus, Gallimard, 1947).

Au-delà de l’événement : Serait-on en mesure d’identifier les effets de la pandémie ? Les conséquences conjoncturelles sont évidentes : l’humanité confortée à une peur existentielle globale, la fermeture des frontières et l’égoïsme national, en conséquence. Dans l’aire arabe et le Moyen-Orient, on note une atténuation du conflit Arabie/Iran, un blocage des contestations populaires en Algérie, au Liban et en Irak, une redimensionna des crises du Yémen, de la Syrie et de la Lybie, suite à l’arrêt du jeu politique des pays du Golfe, de la Turquie et des puissances.

Mais quelles seraient les conséquences à long terme ? De nombreux analystes  annoncent un nouvel état d’organisation du monde et des États. On parla volontiers de l’institution d’un nouvel ordre mondial. Il serait marqué par la promotion de la Chine, comme première puissance, le recul des USA et la mise à l’épreuve de l’Union Européenne. L’analyste Khattar Abou Dhiab, qui prit en compte cette éventualité, remarqua qu’il  “serait difficile d’avoir une vision globale du monde post-corana (A-l’Arabe, les horizons des conflits géostratégiques, suite à la crise de corana. 28 mars 2020). Cyrille Bret évoque cette éventualité avec des réserves. “L a Chine, de bouc émissaire, s’érige en médecin du monde”.  D’autre part, il estime que le monde d’après le Covid-19 “sera suspendu à cette énigme américaine”. Le Covid-19 “ bouleverse d’ores et déjà les relations internationales, les rapports de force et les positions relatives des acteurs en présence. La crise affaiblira durablement les États déjà affaiblis, sur le plan budgétaire et sur le plan politique. L’Italie, l’Espagne, bientôt la Grèce et le Portugal ressentiront à nouveau cruellement leur dépendance à l’égard de l’Europe du Nord. De même, en Asie, la superpuissance chinoise pèsera sur la sortie de crise de tous les États qui dépendent déjà d’elle  … ” (Après la crise du Covid-19 : quels gagnants et quels perdants ?, la conversation .com, 6 avril).  Tout en affirmant que le Covid 19, incubateur stratégique du monde à venir, la revue Vigie estime  qu’il est “ bien trop tôt pour savoir ce qui va advenir des rapports de force à venir et de la hiérarchie des acteurs qui vont compter demain ”.(27 avril 2020).

Bien entendu, les grandes crises mondiales peuvent certes créer une rupture. Mais elles agissent souvent comme “des accélérateurs des tendances à l’œuvre”. Elles précipiteraient les mutations dans la dynamique interne et les rapports mondiaux. . Des changements qui se sont déjà signalés, depuis le début du vingtième siècle, prennent de l’ampleur, faisant valoir de nouvelles positions de forces.