Pr. Khalifa Chater

l'Economiste maghrébin, n° 767, du 29 mai 2019

 

Tunisie, au-delà du statut quo : Le congrès de Nida Tounes qui devait permettre sa reconstruction et le retour de ses fondateurs,  se conclue par une grave divergence entre les membres de sa direction proclamée. La lutte pour les charges gouvernementales transgresse l’élaboration d’un programme, répondant aux attentes. Les deux clans occultent le socle de valeur du discours fondateur, niant de fait la soft revolution de l’été 2013, qui a été à l‘origine de ce rassemblement des forces démocratiques, nationales et bourguibiennes.

Nouveau venu sur la scène, le parti du gouvernement Tahya Tounes  annonce qu’il a recueilli 20 mille adhérents. Mais le clientélisme politique et l‘action de la machine gouvernementale pourraient-ils se substituer au militantisme ? D’autre part, ce parti souffre des mêmes tares originelles du Nida et se discrédite volontiers par la célébration  des réussites très contestables de son leader. Les nouveaux partis, fondés par des dirigeants de valeur, n’ont pas d’assisses populaires.

Preuve de leur désengagement idéologique moderniste,  les  composantes de la mouvance démocratique (Nida, Tahya Tounes, Machroua etc.), n’interviennent pas pour rappeler le projet du président Béji CaId Essebsi, relatif à l’égalité de l’héritage. Elles se sont accommodées de la position discriminatoire de Nahdha.  Les tentatives de rapprochement de ces partis avec Nahdha, montrent que la stratégie de l’entente, reste à l’ordre du jour. Le million de femmes qui ont voté, en 2014, pour Béji CaÎd Essebsi, en tant que défenseur des acquis bourguibiens, pourraient  tenir compte de ce critère, lors des prochaines élections.

Nahdha est en quête d’alliance. Elle est partagée entre ceux qui défendent un rapprochement avec le chef du gouvernement et ceux qui préfèrent l’alliance avec le président de la république. D’autre part, les dirigeants de Nahdha,  répondant aux défis de la conjoncture,  affirment leur prise de distance du mouvement des Frères musulmans, peu convaincante de leurs protagonistes et peu appréciée par leur base.

Les partis tunisiens ont opté pour une formule globale, qui fait valoir les unités identitaires. La crise sociale, la précarité et la chute du pouvoir d’achat ferait valoir les enjeux socio-économiques. L’espace social retrouverait  sa définition de structures de positions différentiées. Leurs militants risqueraient de redéfinir leurs engagements politiques et sociaux.

L’augmentation des inscrits aux prochaines élections, prés d’un million de jeunes et de femmes, inquiète les partis politiques, bien conscients du décalage entre leurs discours et la réalité.  Or, les urnes pourraient exprimer un décalage, qui ne serait pas à leur faveur.

Le procès contre Bourguiba, engagé jeudi 16 mai, par la   cour spécialisée en justice transitionnelle au tribunal de première instance de Tunis a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Il fut perçu comme une velléité de récrire l’histoire nationale et dans certains cas de vengeance du gouvernement national, qui a créé l’Etat moderne, démocratisé l’enseignement, développé la protection de la santé et institué le Code du Statut Personnel. Les Tunisiens, dans leur grande majorité, n’ont pas admis qu’on tente de salir la mémoire de Bourguiba et qu’on s’attaque au symbole national.  Peut-on confondre le temps du politique et le temps de l’histoire, qui remet les événements dans leurs contextes, les examine dans leurs complexités, à l’appui des sources archivistiques  au-dessus des contingences de l’actualité ? Les velléités d’attaquer Habib Bourguiba renforce évidemment l’électorat du parti néo-destourien, désormais réactivé par la tournure des événements.

Soudan et Algérie, les risques de militarisation des régimes : “Au Soudan comme en Algérie, les gens sont dans la rue pour réclamer leur dû démocratique ’’ (entretien avec Jean-François Bayart, Le Monde.fr. 19 mai). Au soudan, le président Omar el-Béchir, 75 ans, visé depuis une décennie par deux mandats d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI), a été renversé par l'armée, après une contestation populaire inédite qui met fin à 30 ans de règne sans partage. Les négociations entre le Conseil militaire de transition (TMC), qui assure l’intérim du pouvoir et les représentant les forces de la Déclaration pour la liberté et le changement (FDFC) devaient assurer un modus vivendi entre l‘armée et la société civile. Selon l‘accord, en voie de finalisation, le TMC céderait le pouvoir à un conseil de souveraineté dont la composition précise est encore en cours de négociation. Cet organe serait placé à la tête du Soudan, mais exercerait le pouvoir de façon symbolique. Un gouvernement gérera les affaires courantes et devra contribuer à amener le pays jusqu’à des élections au terme d’une période de transition que les généraux voulaient limiter à deux ans.

En Algérie, la chute d’Abdelaziz Bouteflika, suite à des manifestations populaires et précipitée par l’intervention de l’armée, a assuré une succession présidentielle, en application de la constitution. Mais les manifestants, bien moins encadrés qu’au Soudan et dépourvus d’une direction effective, contestent le président provisoire et le chef du gouvernement actuel, dans le cadre  de leur demande d’un changement de régime. Le chef d'état-major de l'armée Ahmed Gaïd Salah qui a pris, de fait, les rênes du pouvoir, tente de ménager les contestataires. A cet effet, il mène “ une purge moins motivée par la soif de justice que par sa propre survie et la volonté de revanche contre l'entourage de son ancien maître’’ (éditorial de Jeune Afrique, Marwane Ben Yahmed, « la révolution confisquée par Ahmed Gaïd Salah, 20 mai 2019). D’ailleurs, le chef d’état-major a affirmé, le 20 mai, qu’il faisait valoir le choix constitutionnel de la date des élections et qu’il s’opposait à l’écartement des hommes de l’ancien régime, rejetant les demandes du harak. Dans ces deux pays, la société civile peine à mettre fin aux velléités d’une militarisation du pouvoir. 

En Libye, Haftar s’érige en grand acteur : La bataille pour le contrôle de la capitale libyenne continue à faire rage entre les forces du maréchal Haftar et celles de Fayez al-Sarraj. L’Egypte, les Emirats, la Russie et les Etats-Unis soutiennent le maréchal Haftar, alors que la Turquie et Qatar ont conclu une alliance de fait avec le chef du gouvernement libyen d'union nationale (GNA), qui contrôle la Tripolitaine. Soutenant l’islam politique, allié de Sarraj, la Grande Bretagne a multiplié, sans succès, les initiatives, pour faire condamner par le Conseil de Sécurité, l‘offensive du maréchal. D’autre part,  la France est plutôt favorable  à Khalifa Haftar alors que l’Italie tente d’arrêter son offensive et de faire valoir une solution politique. Afin de s’assurer  des soutiens contre "l'agression" de Khalifa Haftar et de lever l‘ambigüité de la position française, Fayez al-Sarraj a entamé mardi 9 mai  une tournée en Europe, à  Rome, à Berlin à Paris et en Grande Bretagne qui lui est acquise.  En dépit des discours officiels plutôt neutres, la France garde sa position. D’ailleurs, le maréchal Haftar sera reçu par le président Macron la semaine prochaine. D’autre part, les observateurs remarquent que l’Italie rejoint la position française. L’Europe veut laisser le temps au maréchal Haftar, afin de lui permettre de participer aux négociations, dans de meilleures conditions.

La situation militaire reste plutôt favorable au maréchal Haftar, le chef de l’armée; mais les renforts militaires envoyés par la Turquie tentent de changer la donne. Le gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj a ainsi reçu des armes légères, des roquettes, et des munitions souvent de fabrication turque. La livraison d'une trentaine de blindés turcs au profit du gouvernement libyen d'union nationale, samedi 18 mai,  marque un accroissement spectaculaire des renforts turcs. Selon les informations, ces BMC Kirpi prévus pour résister aux mines ont immédiatement été envoyés sur le front sud de Tripoli. Ils serviront aussi à protéger les villes de Zintan et Misrata. Cet envoi de blindés viole, bien entendu, l’embargo sur les armes, car leur arrivée n’a pas fait l’objet d’une déclaration préalable auprès des Nations unies.