Tunisie, la crise post-révolution !

Pr. Khalifa Chater

 

Alors que son système politique post-révolution se définit par sa négation du régime autoritaire, son intégration des valeurs démocratiques et sa vision collective du bien être, la Tunisie vit l’épreuve de  l’intranquilité”, reprenant le mot forgé par Fernando Pessoa. La remise en cause du bien être, dans un régime d’instabilité et la perception d’un futur infigurable et indéterminé, suscitent l’inquiétude. La perception d’une crise généralisée dont on ne voit pas l’issue est liée à une crise de la projection dans le futur. Comment faire face à ce défi, qui affecte les conditions de vie ? La crise économique et ses effets sociaux (précarité, chômage, hausse des prix), qui marquent l’ère post-révolution tunisienne, sont aggravés par les effets d’entrainement du traitement du Kammour,  par des concessions inédites et injustifiées du gouvernement. Les sit in de protestation  se sont multipliés. Le chef du gouvernement  a promis hâtivement de généraliser ce traitement de faveur, alors que les caisses de l’Etat sont vides, que le pays a atteint un endettement record et que les entreprises sont ébranlées par la pandémie.  La Tunisie fait face à un recul historique du PIB à -7%. D’autre part, la Tunisie subit les effets de la guerre civile libyenne et craint l’intrusion des mercenaires, plus de 20.000, installés dans 20 bases (déclaration de la représentante adjointe de l’ONU, le 2 décembre).

Les revendications sociales sont certes justifiées. Mais le gouvernement n’a pas les moyens de les satisfaire. Les comités de coordination régionaux, alternatives de fait aux institutions, bloquent des routes ou des lieux de production d'énergie ou de ressources naturelles, réclamant des investissements et des emplois. Citons la grève  dans l'usine d'embouteillage de gaz à Gabès, qui a provoqué une pénurie dans la région, les mobilisations récurrentes dans la région de Gafsa, bloquant l’extraction du phosphate, la grève générale, des le 3 décembre de la ville de Kairouan. Tolérance du gouvernement, silence des partis, le hirak impose ses volontés. Triste perspective, les soulèvements  locaux et régionaux et le pouvoir de la rue, remettent en cause l’Etat. Le banditisme, qui s’illustre par le nombre très important des braquages, relève désormais du quotidien. Comment corriger la situation, en rappelant les mots clefs de l’idéal bourguibien, le prestige de l’Etat et l’unité nationale, avec un Etat central et des citoyens de droit ?

L’UGTT, consciente des dangers, propose la tenue d’un dialogue nationale, sous la présidence du chef de l’Etat. Elle lui demande de mettre en place un comité des sages composé de personnalités nationales indépendantes de différentes spécialités, dont les membres ne seront pas candidats à des postes politiques. Ce comité sera chargé de superviser le dialogue national permettant d’introduire les réformes économique, politique, et sociale nécessaires. Ce comité assurera la gestion du dialogue et le rapprochement des points de vue des différentes parties concernées par le dialogue selon un calendrier prédéterminé. L’UGTT a notamment déterminé les principaux axes du dialogue abordant trois volets, à savoir politique, économique et social.

Notons que l’UGTT, n’évoque pas la participation des partis politiques à ce dialogue. D’ailleurs leur association n’est pas aisée, vu la démarcation politique qui les oppose. D’ailleurs les partis sont plutôt des rassemblements, sans visions d’avenir et sans programmes socio-économiques.  Opinion pessimiste d’un observateur, “ on ne peut traiter la crise par un dialogue avec les acteurs qui en sont responsables’’. Sans ancrage et sans légitimité électorale, le gouvernement peut difficilement engager des réformes, qui font mal.

Le pouvoir exécutif, conscient de la gravité des dérives, prend position. Le président de la République, Kaïs Saïed, a souligné la nécessité de préserver l’unité et la pérennité de l’Etat et d’assurer la continuité des services vitaux. Il faut agir, dit-il,  contre les criminels, qui “tentent de conduire l’Etat vers la désintégration” et “portent atteinte aux droits des citoyens” (entretien, avec le chef du gouvernement, le 2 décembre 2020). D’autre part, le chef du gouvernement tunisien, Hichem Mechichi a appelé le même jour, les forces de sécurité à intervenir “immédiatement’’ pour repousser les manifestants qui bloquent les sites de production industrielle (entretien  avec les ministres de l’intérieur et de la défense, le 2 décembre 2020). Mais l’attitude du chef du gouvernement reste ambigüe, vu ses concessions du Kammour, qui ont ouvert la voie aux sit in régionaux.

L’intelligentsia s’interroge, à quelle direction se réoriente la croissance des forces productives et comment traiter la crise. Des observateurs affirment leurs craintes d’une explosion en janvier, mois des contestations populaires en Tunisie, en 1978, en 1984 et en 2011. Au cours de leurs discussions du budget 2020, de nombreux parlementaires ont exprimé leur pessimisme. Des analystes parlent d’une crise sans issue. Nous pensons, quant à nous que la crise imposera sa solution, fut-elle au prix d’un retour aux élections et du choix d’un gouvernement de compétences. Dictons arabe célèbre : “Ijtaddi izmaten tanfariji’’ (O crise, quand tu t’aggrave tu te dénoue). D’autre part, la Tunisie bénéficie de privilèges importants : une armée, des forces de sécurité et une administration,  au-dessus de tout soupçon, confortées l’UGTT et l’UTICA, des organisations nationales, veillant au grain.


Imprimer   E-mail